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SI MOHAND OUL KENDI LE MARCHEUR VISIONNAIRE

 

Si Mohand Oul Kendi

 

Le marcheur visionnaire

 

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Autrefois, rarement aujourd’hui, la plupart des villes et des villages d’Algérie avaient leur vaticinateur, leur devin ou leur augure qu’on qualifiait souvent d’exalté, de fanatique ou même de fou.  Mais quand les prédictions invraisemblables du visionnaire s’accomplissaient, on considérait alors autrement le personnage, et désormais on lui témoignait un respect mêlé de crainte et d’admiration.

 

 

Pendant la colonisation française, ces êtres inspirés émergèrent partout dans le pays.  A Cap-Aokas, les septuagénaires se souviennent de Si Mohand Oul Kendi[1] figure originale faisant partie intégrante du paysage de la charmante localité.

 

D’une stature moyenne, arborant un collier de barbe, il portait en permanence une blouse bleue à manches longues, sans boutons, au col en V, qui lui descendait jusqu’aux chevilles.  Une cigarette qu’il enroulait lui-même était presque toujours collée à sa lèvre.  Avec son chèche enroulé autour de sa tête et le bâton pastoral qu’il tenait toujours à la main, il avait l’allure noble d’un pèlerin en route vers les terres saintes.

 

Plaquée sur sa poitrine, portée en bandoulière, une gibecière qui ne le quittait jamais contenait une tondeuse et une paire de ciseaux.  La plupart du temps, il se rendait au petit pont non loin de la place du marché ; là, il interceptait tout garçon chevelu de passage, puis, s’improvisant coiffeur, il le tondait soigneusement à l’aide de ses instruments.  Personne n’a jamais su cette prédilection de Si Mohand Oul Kendi pour la profession de figaro.  En tout cas, la plupart des gamins du village étaient généreusement bien coiffés grâce à la prévenance de cet homme décidément différent des autres.

 

Ses prémonitions toujours avérées se transmettaient de bouche à oreille dans la contrée.  Parfois même, pour leur donner plus d’effet, la rumeur grossissait les faits en y introduisant quelque extravagance.

 

En 1942, quelques semaines avant le débarquement des Anglais sur les côtes bougiotes, les habitués du café « Carapace » - situé  en haut de l’escalier sans rampe de deux cents marches d’où l’on jouit d’une vue plongeante sur la mer méditerranée - s’étaient accoutumés à voir quotidiennement le comportement bizarre mais pour le moins amusant de  Si Mohand Oul Kendi ; celui-ci, debout sur cette hauteur, les yeux fixés sur le large, les deux mains en cornet autour de sa bouche comme pour former un porte-voix, il imitait le hululement d’une sirène d’alarme d’un bateau. Parfois, il allait sur la plage pour scruter l’horizon et reproduire le son du cor d’une voix plaintive.  Il répéta très souvent ce manège jusqu’au jour de l’arrivée des marins anglais.

 

Aux prémices de la Révolution algérienne, il lui arrivait souvent de brandir son bâton comme un fusil et, faisant semblant de tirer sur un ennemi invisible, il lançait bruyamment l’onomatopée évoquant un coup de feu :

 

« Deuf Deuf !  Deuf Deuf !  ».

 

Peu de temps après, la Révolution pénétra dans la région.

 

Un jour, à la fin d’un mois de décembre, il interpella péremptoirement un jeune homme en ces termes :

 

« Hé toi, qu’attends-tu pour aller garder les loups dans la montagne ? ».

 

Quelques jours plus tard, des circonstances favorables permirent au jeune homme de monter au maquis et de participer valeureusement aux combats pour la liberté.  Ce moudjahid s’appelle Kasri Abdelkader.

 

Si Mohand Oul Kendi s’intéressait beaucoup aux gens instruits et ne ratait aucune occasion pour les accoster et converser avec eux.  Il lui arrivait même d’écrire des lettres aux personnes qu’il aimait mais qui vivaient loin de son village par nécessité professionnelle.  Dans ses lettres, comme dans ses paroles, il se servait de paraboles pour exprimer ses pensées.  A un ami qui venait de perdre son épouse, il lui enjoignit dans un message écrit « de ne pas laisser ses brebis sans berger », allusion discrète à l’indispensable remariage du veuf dans l’intérêt de ses enfants.

 

Par ailleurs, il possédait le don d’amener la guérison chez les souffrants de tous âges.  Il suffisait pour cela qu’on lui remît un objet appartenant au malade ; d’emblée, il portait la chose à sa bouche en prononçant des paroles sibyllines ; et, aussi incroyable que cela pouvait paraître, neuf fois sur dix, la guérison totale aboutissait dans les deux ou trois jours suivants.

 

Pendant la Révolution, depuis 1957 jusqu’à l’indépendance du pays, deux couturières[2] cousaient clandestinement des vêtements et des drapeaux algériens que deux jeunes adolescentes[3] avaient pour mission d’acheminer vers le maquis en les dissimulant au fond de paniers à provisions.  Pour la petite histoire, une fois, à l’heure du crépuscule, les deux filles faillirent être épinglées par Iznar, chef brigadier de gendarmerie, qui avait établi un barrage à la sortie est du village.

 

« Que faites-vous dehors à cette heure ?  Allez vite, rentrez chez vous !  » les sermonna-t-il.

 

Les deux demoiselles ne demandèrent pas leur reste et pressèrent le pas pour s’éloigner du danger.  Heureusement qu’elles ne savaient pas qu’elles transportaient ce soir-là, outre les vêtements habituels, un pistolet et des munitions.  La connaissance de cet élément d’information aurait pu éveiller leur inquiétude et les trahir.

 

Un autre soir, sur le chemin du retour, les deux filles furent hélées par Si Mohand Oul Kendi au niveau du petit pont ; il leur adressa les paroles suivantes :

 

« Dites aux autres que demain soir il y aura un abattoir à Ansa où quatre moutons seront égorgés. ».

 

Interloquées, les demoiselles sourirent et continuèrent leur route.  Le lendemain, suite à une dénonciation, les soldats firent une incursion nocturne dans certaines habitations pour arrêter cinq algériens soupçonnés d’avoir des liaisons avec le maquis.  Chérifi Ali et son fils Akli, Mameri Mohand, Chérifi Hmidouche et Mameri salah, un handicapé qui était détenu en prison chez le colon Tourneux, furent emmenés manu militari dans un endroit boisé pour y être exécutés sans autre forme de procès.  En chemin, Chérifi Hmidouche réussit à desserrer ses liens.  Arrivés aux abords d’une bifurcation, il profita de la pénombre pour s’échapper en évitant de justesse les rafales des mitraillettes crépitant dans le noir.  Vers une heure du matin, il était déjà très loin quand les soldats accomplirent leur macabre besogne. 

 

Cinq hommes furent arrêtés, quatre hommes furent tués.  Comment Si Mohand Oul Kendi avait-il pu prévoir le nombre exact de chouhada qu’il désigna par le terme « moutons » ?  Parmi les précognitions de Si Mohand Oul Kendi, cette annonce étonnante laissa tout le village dans une profonde perplexité.  Depuis ce jour-là, on écoutait avec autrement plus de sollicitude et de curiosité les paroles du vieil homme.

 

Un jour, on lui demanda son avis sur le dénouement de la guerre d’Algérie.  Pour toute réponse, il dérangea une fourmilière avec son éternel bâton, puis écrasa du pied les centaines de fourmis noires qui s’en échappaient en grouillant sur le sol.

 

« Voyez, dit-il, je viens de tuer une grande quantité de ces bestioles.  Mais sont-elles pour autant toutes anéanties ?  Regardez le grand nombre qui continue à sortir de leur habitation commune !  »

 

Si Mohand Oul Kendi naquit vers la fin du XIXe siècle, en 1885, et mourut en 1965 à l’âge de 80 ans.  Dans le cimetière de Sidi Mohand Aghrib d’Aokas, sa tombe continue à susciter bien des interrogations...


 Lem

 



[1] De son vrai nom Kendi Mohand

[2] Chabane Taouès et Chérifi « Tagawawthe ».

[3] Rahmani Djamila et Chérifi Zoubida.

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